Le temps est passé bien vite. Cela fait déjà plus de trois ans que je vis à Chișinău, la capitale d’une ancienne république soviétique de la taille de la Belgique. Je sais maintenant que l’amour dure plus de trois ans.
N’y allons pas par quatre chemins, il y a en Moldavie deux catégories d’habitants : ceux qui n’ont pas les moyens de partir vivre ailleurs et quelques expatriés dont je fais parti.
La Bessarabie (nom historique de la Moldavie) est une planète qui a perdu sa gravité. Tout le temps affublée de la médaille d’or de la pauvreté en Europe. Abonnée au misérabilisme journalistique. Personne dans le monde n’est foutu de localiser sur une carte le territoire de cette nation meurtrie et arrachée à la Roumanie par Staline en 1940. Personne ne sait quelle langue on peut bien y parler et personne ne songe à y passer des vacances. Kiev, la belle voisine ensanglantée, a toute l’attention des puissances de ce monde. Chisinau, le meuble poussiéreux, reste dans l’ombre, n’inspire pas le gratte papier. Injuste lorsque l’on sait que le grand poète russe Alexandre Pouchkine y passa trois ans de sa vie, alternant les beuveries festives et l’écriture de ses plus beaux vers.
La jeunesse moldave rêve d’Occident et les vieux regrettent le temps de l’étoile rouge.
Les premiers fantasment sur une France qu’ils croient réelle mais qui n’est au fond qu’imaginaire. Une fleur fanée, une France musée, celle de Baudelaire, d’Édith Piaf et de la Butte Montmartre.
Ainsi, cette Aderina, une étudiante en journalisme de 19 ans, qui me confiait vouloir apprendre la langue française si évocatrice pour elle « d’art de vivre et de poésie ».
Quant aux anciens, ceux qui ont connu le paradis socialiste cher à la Nomenklatura, ils sont quelquefois nostalgiques du prodige Youri Gagarine et ont planqué les cadavres dans le placard. On veut oublier les déportations massives dans les goulags de Sibérie. On veut chasser de sa mémoire les terribles famines de 1946, une époque ou une immonde bouillie de maïs était un rempart à l’agonie. Mémoire sélective compréhensible.
Chișinău a une particularité: c’est son incroyable laideur hivernale et sa beauté prodigieuse l’été. La ville se pare d’une monstruosité qui confine au génie lorsque les températures descendent en dessous de zéro pour finalement retrouver une seconde vie lorsque les oiseaux se remettent à chanter. De blanche et grise, la ville devient verte et joviale. On vit au rythme des saisons sans avoir besoin d’une chaine météo.
Son passé est dur. Destructeur et fondateur. En 1944, la ville, au carrefour de la Grande guerre patriotique, était un champ de ruine. Aujourd’hui même si elle a les yeux cernés par 50 berges de collectivisme économique dur et 20 piges de capitalisme sauvage, elle garde le cap, elle se bat, elle rêve de tourisme et d’ouverture au monde. Elle nous cherche du regard mais nous l’évitons.
Ici, il y a deux refuges spirituels. L’Eglise, grand classique, et le vin. Il faut savoir que la Moldavie et la vigne sont comme une mère et son enfant. Le pinard est le fleuron d’une économie pourtant aux abois. La tradition est millénaire. Certaines bouteilles sont véritablement succulentes. Un paradis méconnu des amateurs de Cabernet. Qui connaît en France la route des vins moldaves ? Une route qui existe belle et bien et qu’une nouvelle agence de tourisme française ironiquement appelée « Pourquoi Pas la Moldavie ? » s’efforce de proposer aux originaux en quête de nouveaux horizons gustatifs.
J’avais, en arrivant il y a trois ans, trouvé une petite piaule à louer dans un appartement habité par toute une famille. Il était situé au rez de chaussé d’un vieil immeuble soviétique construit dans les années 60 par les tristes architectes de Brejnev. A 500 mètres de là, les grandes cheminées d’une centrale électrique crachaient dans le ciel d’épaisses volutes de fumée blanche.
Encore un peu plus loin, un monument, dédié aux soldats moldaves tombés sous les balles des moudjahidines afghans dans les années 80, rappelait le sacrifice obsolète d’une jeunesse aux ordres du Maréchal Sokolov. Les noms des disparus étaient inscrits dans le marbre. L’un de ces hommes avait été tué quelque part dans la vallée du Pandjchir en 1986. L’année de ma naissance sous le soleil de Montpellier.
Cet appartement était petit. Six personnes y vivaient et parlaient en roumain et en russe. D’abord la plus imposante: la grand mère. Cent kilos au bas mot et qui passait son temps à cuisiner avec merveille la “Plăcintă” et les “Sarmale” pour satisfaire l’appétit de la lignée. Un personnage de Gorki pour qui l’hospitalité n’était pas une valeur surannée.
Puis le papy qui se brisait l’échine toute la sainte journée comme conducteur de bus. Le courage incarné.
Et enfin le couple déchiré, le mariage de trop. Zinka, Grigoriu et leur fils Maxima. Elle, s’occupait comme elle pouvait de son fiston, un an, mignon comme un poupon et chieur de première. Lui, père sans conviction, faisant la gueule. Toujours la gueule. Il avait du lui dire “oui” trop tôt ou un jour de cuite.
Et si il n’est pas rare de croiser des grosses cylindrées allemandes sur les boulevards, on ne sait jamais vraiment comment elles ont pu atterrir ici et qui est au volant. Personne ne souhaite savoir. La corruption pour les uns, le «miracle moldave» pour les autres.
Mais vivre à Chișinău c’est surtout croiser, au détour d’un nid de poule, des femmes d’une beauté fondatrice. Le ciel a fait offrande à cette contrée de centaines de milliers de créatures de rêve. Et ce n’est que justice. Des déesses de la fertilité. Des êtres au charme glacial et aux formes indécentes qui promènent leur morgue au milieu des chiens errants et des trottoirs défigurés. Elles sont la combinaison subtile d’un succube et d’une épouse docile. D’une tentatrice et d’une mère au foyer. D’une amazone et d’une jouvencelle. Une alchimie unique que certains nuisibles voudraient monnayer sous les néons rouges d’une vitrine amstellodamoise.
Bon sang, que ces femmes là ont du chien. Elles ont la bravoure d’un soldat et des coquetteries de midinette. Après tout, Aragon pensait peut être à elles lorsqu’il voyait la femme comme l’avenir de l’homme.
Aujourd’hui je n’ai qu’une seule certitude mystique: Dieu a eu un amour de jeunesse, une jeune femme bessarabienne.
Robin Koskas